Thomas Egli : « Notre posture doit être non anthropocentrique »


Début juillet 2024, l’UNESCO alertait sur le fait que « 90% des terres émergées de la planète pourraient être dégradées d’ici 2050, avec des risques majeurs pour la biodiversité et la vie humaine ». A ce jour, « 75% des sols sont déjà dégradés, avec un impact direct sur 3,2 milliards d’individus. » Comment envisager le futur face à cette catastrophe en cours ? Quelles actions mener ? Quelle posture adopter en tant qu’être humain ? Découvrez le point de vue de Thomas Egli, fondateur de l’ONG Objectif Sciences International (2/2). Lire la première partie de l’interview sur les sciences participatives ici.

Laurence Dupont : Face à l’effondrement de la biodiversité, quelle est ta vision du futur ?

Thomas Egli : Ma vision du futur est un peu différente en fonction de l’échelle de temps sur laquelle je me positionne. A l’échelle des temps géologiques, je ne suis pas très inquiet car, lors des précédentes extinctions massives de la biodiversité, les différents écosystèmes ont poursuivi leur évolution naturelle. Ces extinctions de masse ont permis des changements qui, au final, se sont soldés par le développement d’une diversité biologique encore plus grande. J’ai confiance dans la capacité de la Nature à s’adapter. La capacité d’adaptation est d’ailleurs la définition d’un système vivant.  Bien entendu, au niveau du temps géologique, les êtres humains ne sont pas concernés. Aussi, mon regard change lorsque je me positionne à l’échelle des vies humaines. Je dirai que tout va dépendre de la manière dont nous allons intervenir au sein des écosystèmes. Actuellement, il est en train de se passer quelque chose dans la population. Nous assistons à une vraie mobilisation où tout le monde dit : « Il faut commencer à faire quelque chose ! »
C’est positif, même s’il est un peu tard pour commencer à faire quelque chose, et qu’il aurait fallu agir massivement depuis longtemps.

Quelle serait la meilleure façon d’agir pour diminuer l’impact de la catastrophe en cours ?

Il y a plusieurs manières d’agir. Mais si nos actions consistent à conserver l’existant, il est probable que l’on entretienne les problèmes ! Parfois, nous pensons agir pour la conservation de la flore ou de la faune, alors que nous bloquons le processus naturel de régénération de la biodiversité. La tonte du gazon en est un excellent exemple. Une tonte régulière ou trop courte va appauvrir les sols et bloquer le vivant. Au final, on pense entretenir la Nature en tondant, alors que l’on empêche toute évolution. 

Nous observons le même processus avec les ruches et les abeilles. Actuellement, en Europe, les abeilles sont maintenues uniquement par les ruches. Il n’y a quasiment plus d’abeilles naturelles, dans le sens où elles n’existent que par l’habitat que nous leur donnons ; la ruche. Comme les ruches que nous construisons sont toujours les mêmes, les abeilles ne sont pas confrontées au changement de leur habitat et, par conséquent, ne sont plus dans un processus d’adaptation. Il n’y a pas de co-évolution des abeilles avec la Nature.  En revanche, les abeilles qui vivent dans la Nature interagissent avec un environnement qui change en permanence. Et ça, ça permet la survie des abeilles au-delà des aléas ! Si l’être humain continue à s’impliquer en voulant protéger et conserver l’existant, il ne va faire qu’augmenter les risques d’effondrement de la biodiversité.

Je pourrai prendre également l’exemple des espèces invasives qui font régulièrement l’objet de campagnes d’arrachage. Si ces espèces se développent, c’est parce qu’elles ont trouvé un terrain favorable en termes de nourriture et d’habitat. Du point de vue des plantes dites invasives, l’espace était à conquérir car il était considéré comme un désert propice à leur développement. Prenons l’exemple des plantes d’origine asiatique qui se multiplient sur les talus en France. II se trouve que les talus qu’elles colonisent sont des pentes couvertes de graviers exposées en plein soleil où rien ne pousse ! En y regardant de plus près et surtout en changeant notre point de vue, nous nous apercevons que ces plantes viennent fabriquer un substrat en plantant leurs racines. Si on les coupe, ce sont les premières à revenir  ! Alors que si on les laisse fabriquer un sol, les talus deviendront de nouveau propices à l’épanouissement de plantes européennes. Dès lors que les plantes endémiques repousseront, l’habitat ne sera plus favorable aux plantes invasives qui ne considèreront plus les talus comme un espace à conquérir.

C’est le même principe pour les étoiles de mer qui mangent des coraux. Si notre action consiste à réduire leur nombre pour protéger les coraux, leur population ne cessera d’augmenter. En revanche, si nous laissons les étoiles de mer finir leur cycle, elle détruiront en effet tous les coraux, avant de disparaître car elles n’auront plus de quoi se nourrir. L’espace sera donc de nouveau libre et favorable au développement du corail.
Il a été observé que dans les zones où les humains ont laissé les étoiles de mer dévoreuses de corail évoluer naturellement, celles-ci ont fini par disparaître et les coraux sont revenus au bout de deux ans.
A contrario, lorsqu’une route est construite en bord de mer, les coraux ne reviennent plus, même après quinze ans…

Certaines actions pour protéger la biodiversité  seraient-elles donc vaines ?

Disons qu’actuellement, l’être humain est trop interventionniste dans ses quelques rares tentatives d’action. Il faudrait agir de façon massive, mais surtout pas interventionniste. Le coeur du problème est que notre point vue est centré sur nous les humains. Il faudrait que nos actions soient non anthropocentriques. Qu’elles émanent d’un autre point de vue que celui des êtres humains. Qu’elles soient organisées du point de vue de la Nature.  Et ça c’est possible ! Il existe un bureau à l’ONU qui s’appelle Harmony with Nature, qui travaille à mettre le fonctionnement des êtres humains en Harmony avec la Nature. Ses membres, dont je fais partie, mènent une réflexion en cherchant une posture non anthropocentrique, afin d’aborder les actions pour le climat et la biodiversité de façon holistique et du point de vue de la Nature. Si on arrive à faire ce changement de paradigme, alors on va arriver à faire quelque chose de magnifique !

Sur la photo, prise au nord de Mazatlán, au Mexique, tu es à côté d’un pétroglyphe qui représente très probablement une éclipse de soleil datant de 1000 ans. L’être humain s’est finalement toujours posé la question de sa place dans l’univers et celle-ci a évolué au cours des siècles. La prochaine révolution ne serait-elle pas justement l’adoption d’une posture non anthropocentrique ?

Je pense qu’il est en train de se produire deux évolutions par rapport à cette question existentielle que l’être humain s’est toujours posée concernant sa place dans l’univers. Il y a une évolution liée à la position anthropocentrique ou non anthropocentrique, et une évolution  qui tend vers cette question d’un point de vue non religieux et même agnostique.  Il est tout à fait possible qu’une telle question existentielle soit laïque et que l’on puisse avoir une spiritualité reliée uniquement à des questions de Nature, tout en restant, pourquoi pas, dans un approche scientifique et qui plus est de manière tout à fait personnelle sans qu’il n’y ait besoin de devoir la partager collectivement. La spiritualité dans son sens pur du terme, c’est le sens que l’on donne à la vie. Ce peut être le sens que l’on donne à sa vie dans une approche écologique. Qu’est-ce que nous recevons de la Nature dans laquelle nous vivons ? Que laissons-nous comme traces ? Quels sont les effets de nos actions ? Que pouvons-nous apporter à cette Nature avant de mourir ?

Au lieu d’avoir une vie sans dessein avec un comportement strictement naturel comme appartenant à des écosystèmes, je pense qu’avoir une spiritualité laïque permet de se poser la question de ce que l’on pourrait consciemment décider d’apporter de mieux à la Nature. 
Là, se pose la question de la posture non anthropocentrique. Comme on l’a vu dans une précédente question, dès qu’on agit d’un point de vue anthropocentrique, on croit apporter quelque-chose de mieux à la Nature, alors qu’on l’emprisonne. On lui fait vivre des tortures même. On  empêche son évolution. Pour apporter une plus value à la Nature, il faut lâcher prise. Il faut réussir à apporter non pas ce que l’on voudrait, nous les humains, apporter à la Nature, mais ce dont la Nature aurait besoin. Et ce n’est pas forcément la même-chose. Nous pourrions orienter notre vie en agissant sur ce dont la Nature a besoin et qui nous fait plaisir.

La question de cette place dans la Nature se pose au niveau du premier écosystème qui nous entoure, c’est-à-dire le biotope dans lequel nous vivons,  mais également au niveau de notre planète, qui est un écosystème à part entière, un être vivant.  Elle se pose aussi à l’échelle de l’univers, au niveau des autres planètes, des autres espèces vivantes qui pourraient exister ailleurs que sur la Terre. Tout cela est lié par un trait unique qui est le respect de toute chose, de tout être vivant, mais aussi le respect des êtres inertes. Respecter les roches, c’est respecter les êtres vivants qui y vivent. Je pense que le respect de toute chose est l’une des clefs de cette posture que l’on peut décider d’avoir vis-à-vis de l’ensemble de ce qui se passe dans l’univers.

Le jour où nous ferons la paix avec la Nature, probablement que l’on sera capable de faire la paix entre nous, tant au niveau individuel que dans les entreprises, les familles, les pays…Probablement que les choses évolueront en termes de vindicative économique, à savoir de toujours vouloir faire plus, de toujours vouloir gagner, de toujours vouloir avoir des réserves en avance… Finalement, l’évolution des droits de l’homme, des droits humains, l’évolution d’une économie viable et équitable et l’évolution des droits de la Nature, du fait que l’on donne à la Nature les mêmes droits que l’on s’octroie à nous-mêmes, forment une co-évolution en termes de postures. Faire la paix avec la Nature nous aidera à faire la paix entre nous.

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