Thomas Egli a créé l’association Objectif Sciences International en 1992. Depuis 2011, l’ONG a le statut consultatif ECOSOC auprès de l’ONU et a pour mission de porter des actions de sciences participatives notamment à travers des séjours scientifiques. Zoom sur les sciences participatives et leurs différents volets : développement durable, éducation, démocratie, tourisme éco solidaire… Lire la suite de l’interview sur la posture non anthropocentrique ici
Laurence Dupont : bonjour Thomas, tu es le fondateur d’Objectif Sciences International, une ONG créée il y a plus de 30 ans. Comment cette aventure a-t-elle commencé ?
Thomas Egli : à 17 ans, je voulais mener des recherches scientifiques, sauf qu’à cet âge-là, nous ne sommes pas encore chercheur car on a pas fini ses études ! Comme je tenais vraiment à mener des recherches, j’ai créé une association, un club de sciences, qui m’a permis de mener des études en biologie aquatique sur le lac Léman, mais également en électronique, télédétection et dans bien d’autres domaines. On s’est rendu compte que le groupe de jeunes que nous formions pouvait mener ainsi des études très intéressantes. Nous nous sommes développés et au fur et à mesure de nos actions, des parents, mais également des écoles et des centres de loisirs se sont intéressés à notre travail, et nous ont demandé de faire la même chose avec leurs enfants.
Quelle est la différence entre sciences citoyennes, sciences participatives, recherche participative ?
Les sciences citoyennes forment un concept très large qui consiste à donner le pouvoir aux citoyens dans le domaine des sciences. Cela peut passer par la participation des citoyens à une réunion publique sur des recherches à mener, comme par des applications mobiles sur lesquelles nous pouvons identifier des oiseaux, des insectes ou des plantes… Les activités proposées dans les sciences citoyennes sont cependant très peu impliquantes. Identifier la présence d’une plante sur une application c’est certes très important, mais cela ne demande qu’un clic.
La recherche participative est la partie la plus impliquante des sciences citoyennes
Thomas Egli
En revanche, les sciences participatives demandent plus d’implication, notamment lorsque des citoyens se regroupent pendant une semaine pour faire le suivi de la qualité de l’eau sur une rivière. Dans ce dernier cas, les personnes doivent utiliser le matériel de la bonne façon et traiter les données. Il y a ensuite la recherche participative citoyenne, qui va encore plus loin. La recherche participative est la partie la plus impliquante des sciences citoyennes. Elle permet aux citoyens de mener de véritables recherches en étant impliqués dans toutes les étapes.
L’ONG que tu as fondée a développé le format du voyage de sciences solidaires. Peut-on vraiment faire de la recherche tout en voyageant ?
Parmi les possibilités de faire de la recherche, il y a bien sûr l’université, mais pas que. Pour les adultes qui souhaitent participer à une recherche dans un domaine qui leur plait, il existe un super format, c’est le format du voyage de sciences solidaires. Le voyage de sciences solidaires permet de mener des activités de sciences participatives auprès d’une communauté à qui on a envie de rendre service, sur un sujet qui nous passionne. Cela peut être dans le domaine de la conservation de la biodiversité, sur les tortues, les éléphants, sur le suivi du climat…
Grâce à ce format de voyage, il est tout à fait possible de pratiquer l’alpinisme tout en étudiant l’évolution de la biodiversité en haute montagne ! Vous pouvez aussi étudier la faune marine sous l’eau, en bouteilles ou avec un masque et un tuba, comme en voilier… Il existe énormément de possibilités. C’est un format adapté à tous car, il est possible de partir 3 jours, 2 semaines, un mois ou un an, seul ou à plusieurs… Ce format de voyage est également une excellente façon d’apprendre une autre langue !
En quoi le voyage de sciences solidaires se différencie-t-il des séjours éco solidaires plus classiques, comme ceux qui se déroulent dans un centre de réhabilitation d’animaux sauvages par exemple ?
Dans les voyages éco solidaires, il y a plusieurs types d’activités. On peut prendre soin d’animaux, reconstruire une forêt, greffer des coraux… Dans la plupart des cas, nous sommes dans la mise en œuvre d’une solution utile pour la protection de la biodiversité. Dans un séjour de sciences solidaires, le voyageur participe à une recherche. Ses actions consistent à chercher des solutions ou à évaluer une solution déjà en place… Il y a toujours le volet enquête et analyse de données dans un voyage de sciences participatives. Par exemple, lorsque le greffage de coraux est pratiqué depuis plusieurs années sur une zone, la partie sciences participatives va évaluer la pertinence de cette action en étudiant différents paramètres comme le repeuplement de la zone par la faune et la flore marine.
Même un court séjour peut être utile ?
A partir du moment où le projet existe, avec un planning sur le déroulement des recherches, dés lors que le voyageur arrive, il y a des choses bien précises à faire. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que les activités menées vont servir à un projet de plus grande envergure que le séjour, mais qu’il y a quand même un début et une fin dans le déroulé du séjour pour le voyageur. C’est pour cela que les voyages sont à des dates précises.
Ces séjours sont-ils ouverts à tous ?
Tout l’art des sciences participatives, c’est de se rendre accessible à tous. Le projet est dimensionné de manière à ce qu’il soit accessible à tous, à plusieurs niveaux : intellectuellement, techniquement, sportivement. Sur le plan intellectuel, les voyageurs vont pouvoir monter en compétences car, dès le premier jour, ils vont apprendre à suivre un protocole, identifier des dauphins, se servir d’un microscope… Les encadrants vont les mettre en condition pour qu’ils puissent rapidement avancer sur le projet.
Ces apprentissages sont faits sur les premiers jours ou heures du séjour
Thomas Egli
Techniquement parlant, c’est la même chose. Le voyageur est formé à des gestes spécifiques comme la façon de tenir insecte. Il est également sensibilisé aux comportements à adopter face à des animaux sauvages comme les requins… Ces apprentissages sont faits sur les premiers jours ou heures du séjour. D’un point de vue sportif, il peut y avoir des variantes. Sur le même projet de recherche, il peut y avoir une version sportive où il faut être capable de marcher sur dénivelé de 1000 mètres et une version confort avec un dénivelé moindre. Nous avons des participants de 70 ans qui vont choisir la version sportive comme des jeunes qui vont choisir la version confort et vice-versa.
En quoi les sciences participatives sont-elles utiles à la société ?
Elles sont utiles à la société de plusieurs manières. Il y a les compétences acquises sur les projets que les voyageurs vont utiliser dans la société dans différents domaines. Il y a également les projets menés à bien, qui apportent des solutions et des connaissances nouvelles. Sur ce dernier point, la recherche participative apporte une réelle valeur car, les solutions trouvées et les connaissances acquises se distinguent de celles issues d’une recherche traditionnelle.
Les découvertes issues de la recherche participative sont différentes de celles qui viennent de la recherche traditionnelle
Thomas egli
Dans la recherche participative, le questionnement qui motive la recherche vient des citoyens et non de chercheurs traditionnels. Or, les questions qui émanent des citoyens sont souvent différentes de celles issues de chercheurs académiques. Et comme ce qui est trouvé dépend de ce que l’on cherche, les découvertes issues de la recherche participative sont différentes de celles qui viennent de la recherche traditionnelle. Ça, c’est très intéressant.
Intéressant voire transgressif dans un monde académique…
Il y a quelque chose de transgressif au niveau de l’acquisition de compétences, dans le « On est capable de ». Les citoyens non scientifiques qui mènent une recherche scientifique vont se rendre compte qu’ils sont complètement légitimes pour poser des questions, chercher à comprendre. A la fin de leur aventure, ils s’autoriseront à donner un avis et auront appris l’art du débat contradictoire et constructif. Quand on se permet d’avoir un avis, on a ensuite l’hygiène relationnelle de savoir partager cette avis et de prendre les avis des autres. Les citoyens y gagnent en autonomie.
Les sciences participatives peuvent-elles être un support pour la vie démocratique ?
La recherche participative est très utile pour la démocratie. A un tel point, qu’aujourd’hui, on les considère comme un outil pour soutenir les politiques gouvernementales en faveur du développement durable. Les sciences participatives permettent de mener des projets de développement durable tout en impliquant les citoyens tout au long du processus.
Cela signifie que les citoyens prennent le pouvoir
Thomas Egli
Techniquement parlant, on parle de bottom up. Contrairement aux projets imposés par des décideurs aux citoyens et menés par des bureaux d’études, ce sont les citoyens qui choisissent les projets et qui les mènent. Cela signifie que les citoyens prennent le pouvoir.
L’autre élément qui agit au niveau démocratique, c’est l’impact des sciences participatives dans les décisions. A un moment donné, avoir de l’information permet de décider. Il y a beaucoup de domaines dans lesquels, pour l’instant, les choix ne sont pas faits sur des éléments scientifiques. Or, les choix des citoyens, à l’échelle d’une commune ou d’un pays, peuvent être différents selon s’ils sont faits sur la base d’informations scientifiques ou non.
D’un point de vue éducatif, les sciences participatives ne sont-elles pas plus inclusives que le système scolaire ?
Il y a autant de types d’intelligence que de personnes. A partir du moment où l’école ne s’adresse qu’à deux ou trois types d’intelligence, on ne part pas bien, c’est compliqué. L’avantage des sciences participatives, c’est qu’elles permettent d’apprendre par la pratique et qu’elles s’adressent à tous les types d’intelligence. Un projet mené dans la vie réelle permet d’inclure tout le monde. L’enseignant, que ce soit en primaire, secondaire ou à l’université, qui déciderait de mener un projet de sciences participatives, se rendrait compte qu’il pourrait atteindre tous les objectifs du programme de l’année, uniquement grâce au projet et sans cours. Ce que j’avance a été comparé et mesuré, c’est très impressionnant !
C’est une façon d’acquérir des savoirs de très haut niveau !
Thomas Egli
Les sciences participatives permettent de sortir de l’école pour apprendre. Toute personne qui a décidé d’apprendre quelque-chose en dehors de l’école, peut décider de le faire grâce aux sciences participatives. C’est une façon d’acquérir des savoirs de très haut niveau ! Nous avons vu des enfants de sept ans acquérir des concepts universitaires sans même sans rendre compte. Chaque année, nous accueillons dans nos séjours des personnes qui sont comptables, responsables de rayon ou autre… Certaines reviennent tous les ans, soit sur le même projet, soit sur un nouveau. Elles ressortent de ces aventures en ayant appris une quantité folle de connaissances. Une quantité bien plus importante de ce qu’elles auraient acquis en cours du soir pendant un an !
Au delà de l’impact positif sur le développement durable, les sciences participatives ont-elles une dimension émancipatrice ?
Oui, notamment au niveau de l’image que l’on a de soi-même et de la valeur que l’on se prête. Ces séjours sont très interessants en termes de développement personnel. Quand les gens réalisent ce dont ils ont été capables, quand ils voient ce qui est fait grâce à leurs actes et à leur capacité de discernement, ça débloque énormément de portes !
Les sciences partitives peuvent être puissantes également pour le team building. Une entreprise peut très bien envoyer des employés en voyage éco-solidaire. Lorsqu’une équipe part sur un projet tel que le suivi du loup, du lynx, ou de la panthère des neiges, elle travaille sur la cohésion de groupe, la confiance, le dépassement de soi, la gestion de projet… Le tout, grâce à une activité en phase avec la responsabilité sociale des entreprises (RSE).
Comment imagines-tu le tourisme de demain ?
La question que je me pose est de savoir si les sciences participatives vont rejoindre ce qui se fait dans le domaine du voyage solidaire et écologique. Je dirai que les sciences participatives sont ce qu’il faut pour un tourisme durable, à partir du moment où elles favorisent un tourisme participatif, qu’il existe un projet scientifique ou pas. Il est important que le tourisme de demain soit régénératif. A un moment donné, au lieu de consommer et de détruire, on va construire et participer à un projet.
C’est toujours une très belle aventure de revenir d’un voyage où l’on a participé à régénérer une forêt
Thomas Egli
Les séjours de sciences participatives répondent à cet objectif. C’est toujours une très belle aventure de revenir d’un voyage où l’on a participé à régénérer une forêt plutôt que d’être passif à suivre un guide qui détruit la forêt en passant. Le tourisme durable a beaucoup choses à récupérer des sciences participatives. Toutefois, cela passe par un travail qui consiste à démocratiser le concept pour mettre de côté cette peur que l’on a vis-à-vis des sciences, quitte à ne plus parler de voyage scientifique pour toucher des publics distants.
Le voyage éco solidaire a-t-il un sens lorsqu’il faut prendre un vol long courrier pour se rendre sur le lieu du projet ?
La question du coût carbone pour les voyages qui se disent éco-solidaires se pose en effet. Prenons le projet de la panthère des neiges, par exemple. La panthère des neiges est un félin qui se répartit sur 12 pays d’Asie Centrale et qui a besoin d’être protégé. A ce jour, il existe des associations, dont l’ONG Objectif Sciences International, qui proposent aux habitants du Kirghizistan de mener des actions dans leur pays pour protéger la panthère des neiges. Toutefois, cela ne suffit pas. Il faut mobiliser plus de monde pour mener à bien les projets d’étude et de protection de ce félin. En ce sens, ces voyages ont un réel impact positif sur la protection du vivant. Pour autant, cela ne doit pas nous autoriser à fermer les yeux sur le bilan carbone lié au trajet, qu’il faut compenser avec de bonnes solutions.
Proposer des voyages éco solidaires à deux pas de chez soi
Thomas Egli
Il faut également proposer des voyages éco solidaires à deux pas de chez soi car, ils représentent des solutions locales à des problèmes globaux. De la même façon que nous avons de plus en plus de Kirghizes qui s’engagent au Kirghizistan sur les projets de suivi de la panthère des neiges, il faut de plus en plus de Françaises et de Français qui s’impliquent dans des projets éco solidaires en France, un pays qui est incroyable pour la diversité de ses écosystèmes.
Rencontre d’un grand intérêt
Il faut vraiment faire decouvrir cette notion de sciences participatives au plus grand nombre
C’est ouvert à tous ! Une excellente chose, une vrai démarche démocratique qui implique les participants