—Le masque tombe—
Recyclage des déchets acte II. Après les discussions de samedi dernier, il a été décidé, avec une école de plongée, de faire le recyclage des bouteilles en plastique le jeudi matin à partir de 9 heures. Toutes les bonnes volontés sont appelées, qu’elles soient déjà bénévoles quelque part, en vacances, plongeur, du coin…
Devant la porte de la Bodega, nous ne sommes que trois… de l’Iguana Station. Nous mettons notre machine en marche, avec un effectif réduit, et écrasons l’équivalent de cinq grands sacs poubelle, attirant toujours les regards des passants. Michael, qui devrait rejoindre Tegucigalpa dans quelques jours, m’explique que nous sommes la risée des gens du coin. Les Honduriens ne comprennent vraiment pas pourquoi nous nous échinons à écraser des bouteilles en plastique et qui plus est, bénévolement. En sortant du dépôt de la municipalité, je cours à la Poste pour savoir si le colis envoyé en express de France il y a quinze jours est arrivé. La postière est comme d’habitude mal lunée et ne veut pas prendre le temps de regarder le courrier qui est arrivé. On me conseille de ne pas abandonner et d’aller à la Poste tous les jours… Au bout d’une ou deux semaines, peut-être qu’elle daignera s’occuper de mon cas.
Spectacle de fired ball
Les journées défilent. Pas de morte saison sous les tropiques, l’éternel commencement des cycles végétatifs, ces fleurs, qui chaque matin renaissent, 365 jours sur 365, sans répit, ce soleil, toujours aussi puissant dès qu’il apparaît, font oublier le temps qui passe. Le navire Utila vogue sur l’océan, vire de bord et repart, change de cap menant jusqu’à l’ivresse ses passagers. Ça se passe dans une des nombreuses écoles de plongée où le tout-Utila s’est donné rendez-vous pour un spectacle de “fired ball”, sorte de danse du feu des temps modernes, très à la mode ici. Ce soir, les meilleurs se produisent, Chino de Puerto Rico, Juan Carlos du Guatémala, Guillermo d’Argentine et Sylvia une française. Les boules de feu virevoltent et les danseurs se déchaînent sous le regard attentif du Che Guevara et de Bob Marley dont les portraits décorent la maison du “dive master”, le tout en accord parfait avec la bande originale du “Fabuleux destin d’Amélie Poulain”. Eh oui Amélie a passé la frontière du Honduras, on se demande ce qu’elle fait là à regarder un “scuba test”, pratique aujourd’hui interdite au Mexique, consistant à faire ingurgiter, par un tuba, un litre d’alcool à une personne emprisonnée sous un masque. Les deux hommes qui passent le test après le spectacle échouent, rejetant le masque avec une moue de profond dégoût. C’est plutôt bon signe. Certains passent ce test haut la main, alors que d’autres préférant avaler l’alcool à leur fierté, trépassent.
Le navire tangue
Le navire roule, tangue, jusqu’à la nausée parfois. Du haut du château d’eau de Stuart Hill, petite colline située juste derrière la station, nous contemplons l’horizon. Ce château d’eau, c’est un peu la baleinière de l’île, on y embrasse tout l’océan. Le soleil s’enfonce sous l’horizon en même temps que la forêt plonge dans l’obscurité, disparaissant peu à peu sous la brume. Bientôt le vert sombre de la cime des arbres et le bleu de l’océan se confondent emportant avec eux tous leurs secrets, étouffant dans la moiteur végétale bien des détresses. Tristes tropiques. Hier alors que nous étions au Coco Loco, une personne s’est fait poignarder… on ne sait pas pourquoi, peut-être un règlement de compte lié à une sombre histoire de drogue. La victime a perdu beaucoup de sang, je n’en sais pas plus. La même nuit, un jeune Européen disait vouloir mettre fin à ses jours.
Douce ivresse des îles, le paradis des eaux limpides se referme parfois comme un piège. Lorsque le masque se fissure et que les langues se délient, sur les visages de nombreux jeunes Européens installés ici depuis quelques mois, se lit une profonde tristesse, un vide intersidéral jamais comblé. L’océan et l’exubérance de la végétation agissent comme un révélateur, tout est exacerbé, les joies et les peurs, les rires et les pleurs. Loin du monde aseptisé des mégapoles, du vieux contient, il n’est plus possible de faire semblant.
J’en ai la nausée, ne vois plus l’aspect sombre d’Utila, la face non éclairée de la Terre, les détresses humaines, les cœurs blessés, ce jeune Israëlien qui tous les matins surveille son e-mail avec angoisse, il y a de fortes chances que l’armée l’appelle. Il est dans l’antichambre de l’enfer.
Je décide de moins sortir. Ma dernière virée au bar the Bush a agi comme un avertissement lorsqu’en rentrant je me suis perdue à vélo dans un quartier peu recommandable. Errant sur ma bicyclette en pleine nuit, en l’instant de quelques secondes, je me suis retrouvée cible, proie, attirant des regards amusés par cette femme européenne seule qui par inadvertance s’est fourguée dans un drôle d’endroit . Je me revois pédalant le plus vite possible, ne sachant quelle direction prendre, croisant un policier saoul faisant joue-joue avec son arme, pour enfin retrouver ma route, le cœur battant la chamade…
Je trouve les soirées folles d’Utila pathétiques, le spectacle de ces visages grimaçants un peu plus à chaque verre d’alcool vidé m’attriste. Ici on ne peut pas faire semblant. Pas de miroir aux alouettes. Le masque tombe.
Y compris pour moi qui tend à m’isoler du groupe ces jours-ci, prenant pour prétexte le barrage de la langue. Michael est partie, Emmanuelle s’apprête à quitter l’île pour rejoindre le Guatemala, ces deux départs vont créer un vide. Majorité oblige, la langue utilisée à la station est de plus en plus l’allemand. Je fuis les repas pris en commun, me mettant tout d’un coup à la place d’un sourd et prenant conscience de sa souffrance au quotidien, de ce mur qui le sépare des autres. Je ne suis qu’argile et le voyage fait son travail. Me voilà embarquée dans un drôle de navire à la barre folle. Mais j’ai hissé toutes les voiles, le vent souffle et j’avance.